Une femme se donne au Temple de Pézenas
- La charte d'Esmeniarde
- Le texte original
- Nature et teneur de la donation
- Contrepartie de l’accord
- Liens et bibliographie
Le fonds de Malte des Archives Départementales de l’Hérault offre à notre curiosité bien des objets de réflexion. Le document coté H1 57 consiste en une assez longue charte de donation qui a de quoi étonner (et peut-être même déranger) par plusieurs aspects.
Elle a été écrite à la fin du 13ème siècle à l’initiative de la fille de Pierre de Pézenas, dans un latin assez correct bien que d’une syntaxe plutôt alambiquée. On apprend d’ailleurs à la fin du texte que la charte a été rédigée par un diacre assez âgé, donc non seulement par un lettré mais par un homme d’expérience. Le document comporte aussi, comme souvent dans la zone méridionale, quelques vocables occitans liés à la terre et au droit local : fevales, terminium, faixas, usaticum. La désignation des points cardinaux est typiquement locale : in circio (le cers, vent du nord-ouest), in altano (l’autan, vent du sud-est).
La charte d'Esmeniarde
Au nom de Dieu, l’an de son incarnation 1189, au mois d’octobre, sous le roi Philippe.
Moi, Esmeniarde, fille de Pierre de Pézenas, pour moi et pour tous mes héritiers présents et à venir, de bonne foi et sans dol aucun, par amour de Dieu et pour la rédemption de mon âme et de celle de mes parents, de mes frères et de tous les fidèles défunts, par cette charte je donne, cède et d’une manière générale transmets et dès à présent lègue ce qui suit en perpétuelle donation au Seigneur Dieu, à la bienheureuse Marie et à la maison de la milice qui est installée au château de Pézenas, et à toi, Frotard de Conques, précepteur de cette maison, ainsi qu’à tous les frères présents et à venir.
Je lègue, donc, Pierre André d’Usclas et Bernard, son fils, avec toute la progéniture qu’ils ont déjà ou qui leur viendra par la suite, avec le tènement qu’ils tiennent ou paraissent tenir de moi et tout ce qui en dépend. Je leur lègue aussi Pierre, le fils de feu André, avec toute sa progéniture à venir et tout le tènement qu’il tient ou paraît tenir de moi avec toutes ses dépendances. Je fais don et lègue à la maison de la milice susdite tout ce que je peux avoir sur ces hommes de droit seigneurial ou toute autre forme de droit.
En outre je donne et lègue mon fief que Siguier et Pierre Siguier tiennent de mon père et que leurs héritiers tiennent de moi, à savoir les quarts que lesdits fevales1 possèdent sur l’honneur de Pierre André d’Usclas, sur celui de Pierre, fils d’André, et sur celui de Pierre, fils de feu Guillelm André. Tout l’objet de cette donation se trouve dans le terminium2 et la paroisse de Saint-Véran d’Usclas.
Je donne en outre sur deux faixas3 de terre en la paroisse de Saint-Pierre de Cazouls un quart et le dominium4. L’une de ces faixas confronte au nord5 l’honneur de ladite milice et au sud6 la terre d’Augier de Pézenas, l’autre touche au nord le chemin qui va de Pézenas à Clermont, au sud la route qui va de Lézignan à Cazouls.
Quant à moi, Frotard, déjà nommé, par l’assentiment et la volonté de nos frères, je reçois cette donation et je donne en retour à toi susnommée Esmeniarde part et association à tous les bienfaits et les bonnes paroles de la maison de la milice, spirituellement et pour l’éternité. Je te donne aussi les quarts sur les faixas afin que tu les aies et possèdes tant que tu vivras et qu’après ta mort ces quarts reviennent en toute plénitude à la maison de la milice.
[Afin que] tout ce qui a été dit plus haut puisse être mieux dit ou compris de votre part, moi, Esmeniarde, je le maintiendrai et le respecterai, je n’irai ni ne ferai aller contre ni par la loi ni par le droit ni par la coutume, et cela, je m’y engage par ma foi.
On doit savoir aussi que les hommes susnommés bénéficient chaque année au titre du droit d’usage de 3 bouviers, 2 sols et 6 deniers, ainsi qu’un setier d’orge.
Cette charte a été approuvée dans l’église de la milice en présence et avec le témoignage de Guillelm Barbat, chapelain, Pierre Gontard, chapelain, Etienne Barbat et Raymond son frère, Etienne d’Usclas, Pons de Montels, Guillelm Félix, Guillelm de Saint-Christophe et Guillelm, diacre, son grand-père. A la demande des témoins susnommés, ce dernier a rédigé ce document.
1 Les « fevales » sont les titulaires d’un fief qu’ils tiennent de leur seigneur. La notion de « fevales » est particulière au modèle aristocratique féodal d’Auvergne. « Dans de nombreuses donations interviennent simultanément ou successivement le propriétaire du bien, qui en donne l’alleu, et ses fevales qui en donnent le fief ou leur part de fief » « Sorte de garde d’élite du chef du clan que représente le senior, ils lui servent de fidéjusseurs ou d’otages lors de ses engagements juridiques, ou se rendent ce service entre eux. Ils sont ses fevales. » (in Des structures antiques aux structures dites féodales, (extraits du ch. 4 d’une thèse publiée dans le cadre du Centre d’Etudes Romanistiques d’Auvergne de l’Université de Clermont)
2 Le « terminium » est le territoire à l’intérieur duquel les habitants sont assujettis aux redevances diverses dues à un seigneur particulier. On peut considérer le « terminium » comme une circonscription fiscale.
3 « la faysse désigne […] une bande de terre soutenue par un mur, le paret. » (Michel Rouvière, De l’architecture vernaculaire, t. 24, 2000)
4 Le « dominium », et plus précisément le « dominium directum », recouvre à proprement parler le pouvoir sur la terre et les hommes d’un seigneur sur un terroir donné (justice, marché, tonlieu, droits divers…). Il peut s’accompagner du « dominium utile », sorte d’usufruit, qui concerne le droit de propriété, sur le même terroir, de celui qui en a le cens ou du vassal.
5 « a circio » : du côté d’où souffle le cers ou circius, vent de nord-ouest.
6 « ab altano » : du côté d’où souffle l’autan, vent de sud-est.
Le texte original
La charte ne figure pas au Cartulaire du Marquis d’Albon. Nous suivons la transcription qui en est donnée sur le site des Archives Départementales de l'Hérault.
In nomine Domini, anno incarnationis ejusdem M°C°LXXX°VIIII°, mense octobris, rege regnante Philippo. Ego Esmeniardis que filia fui Petri de Pedenatio per me et per omnes heredes meos presentes atque futuros, bona fida et sine omni dolo, amore Dei et redeptione anime mee et parentum ac fratrum meorum et omnium fidelium defunctorum, cum hac carta dono, solvo et omnino defero et more perpetue donationis nunc trado domino Deo et beate Marie et domui milicie que est sita in castro de Pedenatio et tibi Frotardo de Conquis preceptori ejusdem domus et cunctis fratribus tam presentibus quam futuris, scilicet Petrum Andream de Usclacio et Bernardum filium ejus cum omni projenie eorum que nunc est vel ab eis est exitura cum tenezone sua quam a me tenent vel visi sunt tenere et omnes res suas, et Petrum qui fuit filius Andree cum omni projenie que ab eo est exitura cum omni tenezone sua quam a me tenet vel visus est tenere et omnes res suas, et quicquid in supradictis hominibus causa dominii vel aliquo jure quoquo modo in eis haberem supradicte domui milicie trado et defero. Item dono et trado feudum quod Siguerius et Petrus Siguerius a patre meo tenuerunt et heredes eorum de me tenent, scilicet cartos quos habent fevales predicti in honore Petri Andree de Usclacio predicti et in honore Petri filii Andree predicti et in honore Petri qui fuit filius Guillelmi Andree. Omnis vero donacio ista est in terminio et in parrochia Sancti Verani de Usclacio. Item dono in duas faxias terrarum in parrachia (sic) Sancti Petri de Casulis scilicet cartum et dominium, quarum una affrontatur a circio in honore ipsius milicie, ab altano in terra Augerii de Pedenatio, alia faxia affrontatur a circio in camino qui discurrit de Pedenacio apud Clarum Montem, ab altano in via que discurrit de Ledignano apud Casulis. Et ego Frotardus jamdictus assensu et voluntate fratrum nostrorum hoc donum recipio et dono partem et societatem tibi predicte Esmeniardi in omnibus bonis que erunt facta vel dicta in domo milicie spiritualiter in perpetuum, et dono tibi cartos ex supradictis faxiis ut habeas et possideas tantum in vita tua, post mortem vero tuam domui milicie carti libere revertantur. Totum hoc sicut superius dictum est vel melius dici aud intelligi potest ad partem vestram, ego Esmeniardis tenebo et servabo nec contra veniam nec venire faciam per legem nunc per jus nec costumam, et hoc per fidem meam promitto. Sciendum vero est quod supradicti homines faciunt annuatim pro usatico III bubulcos et II solidos et VI denarios et I sestarium ordei. Haec carta fuit laudata in ecclesia milicie, in presensia et sub testimonio Guillelmi Barbati capellani, et Petri Guntardi capellani, et Stephani Barbati, et Raimundi fratris ejus, et Stephani de Usclacio, et Poncii de Montasellis, et Guillelmi Felicii, et Guillelmi de Sancto Christophoro, et Guillelmi diaconi avi roguatus a supradictis testibus hoc scripsit.
Nature et teneur de la donation
Juridiquement, nous qualifierions aujourd’hui cette « donation » de viagère. Esmeniarde donne au Temple, mais celui-ci lui rend le don pour qu’elle en conserve la jouissance jusqu’à son décès.
Les dispositions de l’acte comportent trois aspects :
- trois hommes et leur descendance
- un fief
- deux terres
Le premier nous rappelle que nous sommes encore à l’époque du servage. Nombre de termes, dans cette charte, sont en effet en rapport avec les usages féodaux : fevales, terminium, dominium, droit d’usage… La plupart du temps, l’Ordre du Temple aura à cœur de soulager les serfs des lourdes contraintes qui pèsent sur eux, au point que certains braveront la mort pour rejoindre les terres des Templiers et devenir ainsi des « hommes du Temple », soumis désormais à leur seule juridiction. Par la suite, l’Ordre essaiera, dans la mesure du possible d’affranchir les serfs de ses domaines.
Les deux autres illustrent le fait que, par le jeu de donations comme celle-ci, sans parler des ventes, cessions et autres échanges, le patrimoine foncier du Temple s’accroît. La commanderie de Pézenas se constitue ainsi un noyau d’exploitation et donc de revenus à Saint-Véran d’Usclacio (aujourd’hui Usclas-d’Hérault) pour un fief et à Saint-Pierre de Casouls (aujourd’hui Cazouls-d’Hérault, dont la paroisse est toujours sous le patronage de Saint Pierre) pour deux faysses. Les deux domaines, qui ne sont qu’à une dizaine de km de Pézenas, offrent en outre une facilité de gestion non négligeable.
On peut aujourd’hui encore localiser ces deux terrains. Le cadastre napoléonien, que les AD de l’Hérault ont eu l’excellente intitiative de mettre en ligne sur leur site http://archives.herault.fr, fait apparaître en clair un lieu-dit « la terre du Commandeur », au sud de Cazouls-d’Hérault (au centre du plan, en bas, entre les deux cours d’eau).
« Cazouls d'Hérault est la seule commune du département sur laquelle a existé une commanderie des Templiers. On peut voir encore l'imposante tour de la commanderie. »
http://cessenon.centerblog.net/813575-Cazouls-d-Herault–visite-guidee#
Par ailleurs, un lieu-dit « le Commandeur » apparaît aujourd’hui sur le site de l’IGN (http://www.geoportail.fr) au nord-ouest d’Usclas d’Hérault.
Contrepartie de l’accord
Cette donation, et c’est le cas le plus général à l’époque, n’est pas sans contrepartie, mais c’est la nature de cette contrepartie qui n’est pas fréquente et mérite qu’on s’y arrête.
« Et ego Frotardus jamdictus assensu et voluntate fratrum nostrorum hoc donum recipio et dono partem et societatem tibi predicte Esmeniardi in omnibus bonis que erunt facta vel dicta in domo milicie spiritualiter in perpetuum. »
« Quant à moi, Frotard, déjà nommé, par l’assentiment et la volonté de nos frères, je reçois cette donation et je donne en retour à toi susnommée Esmeniarde part et association à tous les bienfaits et les bonnes paroles de la maison de la milice, spirituellement et pour l’éternité. »
S’éveillent en écho les paroles du rituel de Réception dans l’Ordre du Temple tel qu’il nous est parvenu.
« Et quand il sera venu en chapitre, il doit s'agenouiller les mains jointes et doit dire : « Sire, je viens et devant Dieu et devant vous et devant les frères et vous prie et vous requiers pour Dieu et pour Notre-Dame que vous m'accueilliez en votre compagnie et aux bienfaits de la maison, spirituellement et temporellement, comme celui qui veut être serf et esclave de la maison tous les jours de sa vie ».
La « societas » accordée par le commandeur Frotard de Conques correspond exactement à la « compagnie » des frères. Les omnia bona « quae erunt facta […] in domo », « toutes les bonnes choses qui seront faites », sont, mot pour mot, « tous les bienfaits de la maison ». « Spiritualiter » et « in perpetuum » sont la traduction exacte des termes de la Règle : « spirituellement » et « tous les jours de sa vie ». Et pour corroborer la similitude entre l’intégration d’Esmeniarde et la réception d’un nouveau frère, la charte se conclut, se rédige et se signe à l’intérieur de l’église du Temple, en présence de deux chapelains et d’un diacre. Le lieu est inhabituel mais c’est en revanche le lieu entre tous du rituel de réception dans l’Ordre. Le texte ne précise pas la qualité des témoins, mais il est assez probable, compte tenu du lieu-même où se déroule cet échange, qu’ils sont, sinon tous, du moins majoritairement des Templiers.
On ne peut cependant pas aller plus loin dans la comparaison. Une question se pose en effet : pourquoi une vente « viagère » ? On sait que l’un des vœux de base du Templier consiste à ne rien posséder en propre. Esmeniarde, elle, conserve l’usage de ses biens sa vie durant. Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’une donation mais d’une « dot » comme celle que chaque postulant (aujourd’hui encore) doit apporter à l’Ordre au sein duquel il a choisi d’entrer, qu’il soit bénédictin, cistercien ou autre, au moment de son admission.
Qu’est donc Esmeniarde désormais pour l’Ordre ? une « donnée ». Cette charte pose une fois de plus la question de la présence des femmes au sein de l’Ordre.
Par ailleurs, la « postulante » déclare au début du document avoir des héritiers. Une mère de famille pouvait-elle ainsi être intégrée à la compagnie des frères ? Est-elle veuve ou son mari est-il, en même temps qu’elle, entré en religion ? Certes, on ne saurait affirmer, stricto sensu, que lesdits héritiers sont ses propres enfants ou s’ils sont ses neveux, par exemple. Quant au mari, il est sans doute décédé dans la mesure où il est très peu probable que les époux se soient « donnés » à des Ordres différents.
Dans son livre Les « Donnés » au Moyen Age, Charles de Miramon, spécialiste de la question, donne une excellente définition de ce statut particulier :
« Les « donnés » sont des laïcs ou, plus rarement, des clercs qui passent contrat avec une institution religieuse : un hôpital, une léproserie ou un monastère. En échange de la dévolution de l'ensemble de leurs biens et de leur personne physique, ils reçoivent la confraternité de l'institution, c'est-à-dire la possibilité de participer à ses biens temporels et spirituels. Généralement les donnés conservent, leur vie durant, l'usufruit de leurs biens. »
La charte d’Esmendiarde a été faite en 1189, dans les tout premiers temps de l’officialisation de ce mode de vie particulier. On a dit souvent que les femmes n’avaient été admises dans l’Ordre qu’au tout début et que cette clause avait été vite abrogée. Il conviendrait d’étoffer le débat en faisant observer que l’Ordre a eu tôt fait de saisir l’opportunité que donnait le nouveau statut pour les intégrer ou les réintégrer. Grâce à la donation d’Esmendiarde, nous pouvons dire qu’en 1189, plus de soixante ans après la fondation de l’Ordre qui est désormais bien installé aussi bien matériellement que militairement et canoniquement, des femmes pouvaient encore bénéficier de la compagnie des frères et de leurs prières, « spiritualiter in perpetuum ». Plus que cela, la charte nous permet de reconstituer au moins en partie le « rituel » de réception des donnés dans les termes-mêmes et surtout dans l’esprit.
Liens et bibliographie
le cartulaire de Pézenas et le plan napoléonien :
http://archives.herault.fr
sur Pézenas et les environs :
http://www.ot-pezenas-valdherault.com
sur Cazouls-d’Hérault :
http://www.cazouls-herault.org
http://cessenon.centerblog.net/813575-Cazouls-d-Herault–visite-guidee#
sur Usclas-d’Hérault :
http://www.centreherault.com/usclas.php
bibliographie
Charles de Miramon : Les « Donnés » au Moyen Age, une forme de vie religieuse laïque (v. 1180 – v. 1500), coll. Cerf-Histoire, éd. du Cerf, mai 1999.