La Lettre des Templiers à tous les fidèles du Christ
- Le manuscrit
- Le texte
- La traduction
- Les éditions du texte
- La datation de la Lettre
- L’auteur de la Lettre et ses destinataires : l’énigme Terric
- Le contenu de la Lettre
- La fin de la Lettre
- La seconde lettre de Terric
- Les répercussions
Le document présenté ici se trouve au verso du folio 15 d’un recueil manuscrit de 40 textes divers écrits sur parchemin enregistré à la Bibliothèque Nationale de France sous la cote 6238. Il a fait l’objet d’une mise en ligne sur le site gallica.bnf.fr en décembre 2015.
Le manuscrit
Le recueil, relié avec soin, appartenait à l’origine à la Colbertine avant d’être intégré à la bibliothèque du Roi. Il comporte 88 folios. Un certain nombre de ces folios sont vierges. Le folio 53 a été proprement découpé.
L’écriture des premiers textes, d’une belle encre noire, est assez régulière. Les rubrications sont modestes. Un mince soulignement rouge fait ressortir les titres et une lettrine rouge simple, portant en son milieu la lettre en minuscule noire destinée à guider l’enlumineur, signale le début de chaque document. Dans celui qui nous occupe, le titre souligné occupe la première ligne :
« Templares omnibus Christi fidelibus in hec verba scripserunt »
« Les Templiers ont écrit à tous les fidèles du Christ en ces termes ».
En marge des premières lignes de chaque texte, quelques mots, de la même main mais d’une écriture plus relâchée et d’une encre légèrement pâlie, résument le contenu. Dans la marge gauche de notre document, à la hauteur des lignes 2-3, on lit : Templariorum calamitas, le désastre des Templiers.
La graphie change à partir du f° 30, légèrement penchée, nerveuse. La mise en page devient irrégulière. Les textes couvrent des périodes postérieures (14è et 15è siècles) ou ont trait à l’Antiquité gréco-romaine et à la géographie. Au f° 41, on trouve mentionnés l’année 1492 et le nom de Christophe Colomb. Le recueil se termine sur des listes de citations et d’adages divers.
Le texte
Templares1 omnibus Christi fideliter in haec verba scripserunt.
Quot et quantis2 calamitatibus ira dei peccatis nostris exigentibus nos in presenti flagellari permiserit nec literis nec flebili voce pro dolor explicare valemus. Turci enim immensam suarum gentium multitudinem3 congregantes christianorum nostrorum fines invadere ceperunt4. Contra quos nostrarum gentium phalanges coadunantes quarto nonas julii in eos congredi et versus Tiberiadem quam violenter castro solo relicto ceperant iter arripere presumpsimus. Cumque in scopulis pessimis nos impulissent nos ita acriter expugnaverunt q[uod] Cruce sancta5 capta et rege nostro magistroque captis et omni multitudine nostra fere inte[]fecta et fratrum nostrorum ut in veritate credimus eodem die ducentis et triginta decollatis6 exceptis illis lx qui prima die maii intercepti fuerunt vix dominus comes Tripolis et dominus Reginaldus sydonis dominus siquidem7 Balianus8 et nos de illo miserabili campo evadere potuimus9. Deinde christianorum nostrorum sanguine debacchati10 versus civitatem Acon11 cum omni multitudine sua venire non distulerunt. Quam violenter capientes totam fere terram invaserunt hierusalem Ascalon Tyro nobis et christianitati adhuc solis relictis . Ipsas etiam civitates omnibus carere civibus in prelio interfectis nisi divinum et nobilium virorum presto sit [ou fit] auxilium nullo modo retinere poterimus.
La traduction
Les Templiers ont écrit à tous les fidèles du Christ en ces termes.
[Exorde] De combien de malheurs, de quel degré de désolation la colère de Dieu aura-t-elle permis que nous soyons aujourd’hui frappés à cause de nos péchés, ô douleur ! Nous sommes incapables de l’expliquer dans notre lettre ni d’une voix vibrante.
Les Turcs en effet, rassemblant une multitude immense des leurs, ont entrepris d’envahir les territoires de nos Chrétiens. Contre eux, rassemblant nos troupes le 4 des nones de juillet, nous avons décidé de marcher contre eux et de les assaillir près de Tibériade qu’ils avaient prise de force, la citadelle ayant été abandonnée à elle-même. Et comme les ennemis nous avaient repoussés dans une zone de rochers particulièrement difficile, ils nous en délogèrent par la force, [d’autant plus aisément que] la Vraie Croix avait été perdue, que notre roi et le Grand Maître étaient prisonniers et que la quasi totalité de notre armée avait été massacrée. Le même jour, c’est notre conviction, deux cent trente de nos frères ont été décapités12, sans compter les soixante qui avaient été tués le 1er mai. Seuls, le seigneur comte de Tripoli, sire Renaud de Sidon, [peut-être] le seigneur Balian, et nous-mêmes avons pu réchapper de ce lamentable combat. Ivres du sang des nos Chrétiens, les ennemis n’eurent de cesse de se porter ensuite sur Acre avec toute leur armée, s’emparant avec une brutalité inouïe de presque toute la Terre Sainte. Ils sont entrés dans Jérusalem et Ascalon tandis que nous-mêmes et les Chrétiens étions seuls restés à Tyr jusque là.
[Péroraison] Mais ces villes, privées de tous leurs habitants tués au combat, sans le secours divin et [l’intervention] rapide de nobles guerriers, nous ne pourrons jamais les conserver.
Les éditions du texte
La première édition, à notre connaissance, du texte de la Lettre des Templiers apparaît à la page 473 du 17ème vol. du Recueil des Historiens des Gaules et de la France publié en 1818 sous la direction de Michel-J-J. Brial.
On la trouve ensuite aux pp. 13-14 du vol. 2 des Gesta regis Henrici secundi de Benoît de Peterborough, abbé du monastère anglais du même nom, décédé en 1193. Dans les deux cas, le texte est sensiblement plus long que celui de notre manuscrit qui le présente amputé du début et de la fin. Les autres variantes, quoiqu’assez nombreuses, sont mineures et affectent essentiellement l’ordre des mots. Les Gesta ont été publiés à Londres en 1867 sous la direction de William Stubbs à partir du manuscrit Cotton dit Vitellius MS qui commence en 1169 et se termine à l’année 1192. L’attribution à Benoît de Peterborough est manifestement abusive. Il s’agit en réalité du chroniqueur Roger de Hoveden, l’abbé Benoît, vraisemblablement, n’ayant fait qu’ordonner la copie de l’œuvre pour la bibliothèque de son monastère. Dans sa préface, W. Stubbs présente une fine analyse de la question, arguant, entre autres, du fait qu’un moine, attaché à son monastère et donc dénué de toute expérience de la vie des camps ou des pays étrangers, ne saurait être l’auteur de ce type de chronique. Il ne peut s’agir, selon lui, que d’un homme de l’entourage d’un roi ou d’un seigneur, peut-être un secrétaire, très au fait des courriers reçus et des réponses qu’il rédige. Stubbs, dans sa préface, en fait un juge ou un clerc de l’entourage d’Henry II, dont on connaît par ailleurs le goût pour l’histoire et la faveur dont il entourait son développement. C’est un témoignage de première main, contemporain des faits, que nous offre Hoveden dans cette Lettre, et non pas un récit de chroniqueur plus ou moins enjolivé.
La Lettre des Templiers, insérée telle quelle dans la section de son livre consacrée à l’année 1187, est de toute évidence la copie par Hoveden de la véritable lettre dont il aura eu connaissance d’une manière ou d’une autre de par son accès privilégié à la sphère du pouvoir. Ce n’est d’ailleurs pas le seul courrier que Hoveden ait intégré dans la dernière partie de sa chronique. Faute d’éléments contradictoires, nous pouvons arguer du fait que cette copie, dans la chronique de Hoveden, est fidèle.
La datation de la Lettre
Les 29 premiers ff° de notre manuscrit couvrent une période qui ne va pas plus loin que le 12ème siècle ou le tout début du 13ème. La Lettre du pape Alexandre III au roi mozarabe de Valence Lupus (ou Loup) ne peut qu’être antérieure à la mort de ce dernier, survenue en 1172. Celle de ce même pape au Prêtre Jean est connue pour avoir été écrite en 1177. La Lettre de Saladin au pape Lucius III est donnée par l’Histoire de l’Eglise et du Monde13 pour avoir été écrite en 1184. De même pour celle de son frère Sifidin14 adressée au même pape bien qu’elle soit datée à la fin du texte du 26 avril de l’an de l’hégire 578, ce qui équivaut à l’an 1182 (Lucius III est décédé en 1185). Pierre de Léon, autrement dit Anaclet III, antipape dont il est question au premier texte du f° 20 a occupé cette fonction de 1130 à sa mort en 1138. La liste des papes schismatiques qu’on peut lire aux f° 20v-21r s’arrête à Victor IV, non nommé face à Alexandre III mais daté en clair de 1159, ce qui correspond à l’année effective de sa prise de fonction. Dans la longue généalogie des rois, il est question au f° 23r de l’année 1151 qui correspond au début du règne d’Henri II Plantagenêt, et de la prise de Jérusalem en 1099. On pourrait ainsi multiplier les exemples, jusqu’à cette Lettre des Templiers à tous les fidèles du Christ qui traite de la perte de la Terre Sainte suite au désastre de Hattin qui eut lieu le 4 juillet 1187. Tous ces exemples constituent un solide faisceau de présomptions permettant de situer la rédaction de cette Lettre dans les semaines ou les mois qui ont suivi la bataille d’Hattin. « Après la prise de Jérusalem, on écrivit de tous côtés pour exciter les Princes chrétiens. Le Grand Maître des Templiers écrivit des Lettres à tous ceux de son Ordre et leur apprit d’une manière fort touchante ce qui était arrivé.15 » Il est question dans le texte de notre Lettre de la prise d’Ascalon, qu’on date en général du 5 septembre 1187, et de la chute de Jérusalem, qui eut lieu le 2 octobre. La ville de Tyr, conformément à la fin du texte de Terric, résista et devint le refuge de la chrétienté franque. La Lettre a donc été écrite après le 2 octobre 1187, probablement peu après si l’on prend en compte le sentiment d’urgence qui en émane. Un élément décisif nous est fourni par les premiers mots de la conclusion de la Lettre dans l’édition de Hoveden : « Civitatem etiam Tyri impraesentiarum acriter obsidentes » (tandis qu’ils font aussi avec opiniâtreté le siège de la ville de Tyr). Le siège de Tyr se déroula sur un mois et demi, du 12 novembre 1187 au 1er janvier 1188. La Lettre de Terric a donc été écrite au plus tôt le 12 novembre 1187 et sans doute bien avant la fin tragique du siège puisque l’espoir semble encore permis.
En tout état de cause, elle n’aurait pu être écrite par Terric après juillet 1188, date à laquelle le Grand Maître Ridefort16, fait prisonnier par Saladin après la bataille de Hattin, recouvra la liberté et reprit ses fonctions au sein de l’Ordre. A ce titre, c’est lui et nul autre qui aurait écrit la Lettre que nous avons sous les yeux.
L’auteur de la Lettre et ses destinataires : l’énigme Terric
Quand on compare la version publiée de la chronique avec celle de notre manuscrit, on constate que cette dernière a été amputée du titre, du début et de la fin. C’est le texte imprimé qui, seul, nous permet de connaître l’auteur de la Lettre des Templiers ainsi présentée : « Espitola Fratris Terrici, magni prœceptoris Templi Jerusalem ». Voici, in extenso, la très longue première phrase de la Lettre, omise dans notre manuscrit :
« Frater Terricus, pauperrimæ domus Templi dictus magnus prœceptor, omnisque fratrum pauperrimus et fere omnino adnihilatus conventus, universis prœceptoribus et fratribus Templi ad quos litteræ istæ pervenerint, salutem, et in Eum suspirare Cujus pulchritudinem Sol et Luna mirantur. »
« Frère Terric, dit grand précepteur de la très misérable maison du Temple, ainsi que l’ensemble du convent des frères, très misérable et pour ainsi dire réduit à néant, à tous les précepteurs et frères du Temple auxquels cette lettre sera parvenue, salut ! et soupirer après Celui dont la Lune et le Soleil admirent la beauté. »
Cette dernière phrase est une citation qui renvoie aux antiennes 7 et 9 de l’Office de Sainte Agnès. C’est une manière de procéder traditionnellement employée par les auteurs d’homélies au Moyen Age : après la phrase-titre, on insère le début d’une citation biblique ou simplement liturgique, avant d’entrer dans le vif du sujet.
L’essentiel, pour notre étude, c’est que cette présentation nous donne, non seulement le nom, mais la fonction de l’auteur de la Lettre. Il s’agit d’un Templier, frère Terric, et plus précisément d’un haut dignitaire de l’Ordre qui se désigne lui-même comme « grand précepteur du Temple de Jérusalem » selon le titre, « grand précepteur de la très misérable maison du Temple » dans le corps du texte. Seul en effet un grand dignitaire pouvait se permettre d’écrire à l’attention de l’ensemble de l’Ordre. Pour preuve supplémentaire, dans sa Lettre au roi d’Angleterre telle que traduite d’après le Recueil des Historiens des Gaules, Terric se désigne en tant que « naguère grand précepteur de la maison du Temple de Jérusalem ».
Certes le frère Terric (Thierri, Théodoric, ou même Jean de Terric) a été présenté assez souvent en tant que Grand Maître de l’Ordre, élu en 1184 après la mort d’Arnaud de Torroge et occupant cette fonction jusqu’à l’élection de Gérard de Ridefort en 118817. Dans cette hypothèse, c’est lui qui aurait été capturé par Saladin, lequel lui aurait rendu sa liberté contre l’engagement qu’il ne prendrait plus jamais les armes contre lui. C’est ce serment qui expliquerait que Terric se soit retiré volontairement par la suite, laissant la place à Gérard de Ridefort à la tête de l’Ordre18.
Selon d’autres historiens, le frère Terric n’apparaît jamais dans la troisième croisade, au profit de Gérard de Ridefort. C’est le cas de Michaud, par exemple, dans sa célèbre Histoire des Croisades.
La Lettre que nous avons sous les yeux dément à la fois l’absence de Terric en 1187 et l’assertion selon laquelle il aurait accédé à la grande maîtrise de l’Ordre. D’une part Terric se présente lui-même en tant que grand précepteur de la maison de Jérusalem (et non comme Grand Maître), et d’autre part, dans le cours de la lettre, il précise que le Grand Maître a été fait prisonnier à la bataille de Hattin alors qu’il a pu lui-même en réchapper avec le comte de Tripoli et quelques autres. La situation est donc claire : le Grand Maître et le grand précepteur sont deux personnes différentes. « Si les choses se sont ainsi passées, il n’y a plus de place pour le magistère de Thierry »19, conclut Rey. On peut penser dès lors que, pendant l’incapacité du Grand Maître Gérard de Ridefort retenu prisonnier par Saladin, Terric, grand précepteur de Jérusalem, assurait une sorte d’intérim et que c’est à ce titre et au nom de ce qui restait du convent des Templiers de Palestine qu’il a informé la chrétienté et l’Ordre tout entier de la situation catastrophique de la Terre Sainte.
On ignore à peu près tout de ce frère Terric que certaines chronologies ne mentionnent même pas dans la liste des Grands Maîtres de l’Ordre. On ne sait ni d’où il vient ni ce qu’il advint de lui après la perte de la Terre Sainte. Certains affirment qu’il se trouvait à Rome en 1190, mais, en l’absence de documents précis, il est difficile d’en déduire quoi que ce soit.
Le contenu de la Lettre
Les premiers mots du texte donnent le ton : « quot et quantis calamitatibus ! » L’heure est grave, un désastre vient d’avoir lieu. La phrase qui ouvre la Lettre se présente comme un exorde dans le plus pur style oratoire classique (calamités, colère de Dieu, péchés, voix vibrante), pour se clore sur le traditionnel « proh dolor ! », ô douleur !
Aussitôt après, le ton change, on entre dans le vif du sujet : l’invasion de la Terre Sainte par les Infidèles (les Turcs), un 4 juillet, autour de Tibériade. Il s’agit de la trop fameuse bataille de Hattin20, en 1187, qui se solda par un véritable désastre et entraîna la perte de la Terre Sainte, marquant la fin de la Troisième Croisade.
Une autre date apparaît plus loin dans le texte : le 1er mai. Un premier combat en effet avait eu lieu près des sources de Séphorie21 où se trouvaient rassemblées les troupes chrétiennes. « Héroïque mais inutile folie », commente Albert Champdor dans son étude intitulée Saladin, prince d’Orient22. Déjà, 60 Templiers, aux dires de l’auteur de la Lettre, y avaient trouvé la mort.
Ce 1er mai, Saladin avait arraché au comte de Tripoli, Raymond III, seigneur de Tibériade, l’autorisation d’entrer, pour une journée seulement, en territoire chrétien. Le danger était réel et les troupes franques se tenaient prêtes à réagir. Deux stratégies s’affrontèrent : les uns, autour du comte de Tripoli, préconisaient d’attendre, les autres, autour du Grand Maître des Templiers, voulaient attaquer. Ces derniers l’emportèrent et le Grand Maître Gérard de Ridefort emmena les troupes franques contre l’ennemi. La rencontre eut lieu à la Fontaine dite de Cresson, près de Séphorie. Les Musulmans, qui les attendaient, les encerclèrent tandis qu’ils chargeaient. Ce fut un désastre pour les Chrétiens. Les chroniques rapportent que Ridefort fut le seul à en réchapper, d’où l’allusion dans la Lettre aux soixante Templiers tués au combat ce jour-là.
Comme prévu, les troupes de Saladin se replièrent le soir-même, mais le danger n’était pas écarté pour autant. Les Musulmans mirent à profit les deux mois suivants pour conforter leurs positions et se ravitailler en matériel et en nourriture dans l’intention de mettre le siège devant Tibériade. Encore une fois, le Grand Maître du Temple voulut prendre l’initiative de l’affrontement malgré les réticences du comte de Tripoli. Le roi, Guy de Lusignan, finit par se ranger à l’avis de Gérard de Ridefort. La vraie Croix, qui avait été apportée depuis Jérusalem, fut confiée à l’évêque d’Acre mais, comble d’infortune, elle fut prise par les Musulmans. La bataille fit rage pendant plus de deux jours. Les Francs, acculés dans les rochers, torturés par la chaleur et la soif, tombaient les uns après les autres. Raymond de Tripoli parvint à s’échapper avec Renaud de Sidon, Balian d’Ibelin et le frère Terric. Ceux qui ne moururent pas au combat furent capturés par les troupes de Saladin. La plupart furent tués. Les Templiers (230 selon la Lettre) furent tous décapités. Saladin se réservait le roi Guy de Lusignan, le grand maître du Temple et Renaud de Châtillon, ce bouillant seigneur d’Outre-Jourdain qu’il haïssait tout particulièrement et dont il trancha le tête de sa propre main. Les deux autres eurent la vie sauve. C’est là que se situe l’hypothétique pacte conclu entre le grand maître et Saladin, censé expliquer la démission de Terric en 1188.
Ridefort fut libéré par Saladin en juin 1188. Dès lors, Terric, dont Jochen Burgtorf disait qu’il était pourtant « promis à un avenir de tout premier plan »23, disparaît des annales.
La fin de la Lettre
Le Recueil des historiens des Gaules et l’édition Hoveden ajoutent deux phrases à la fin de la Lettre du ms de la BNF :
« Civitatem etiam Tyrum impræsentiarum acriter obsidentes, violenter die noctuque expugnare non cessant, et tanta est eorum copia, quod totam terræ faciem, a Tyro usque ad Jerusalem, et usque ad Gazam, velut formicæ cooperuerunt. Nobis ergo, et Christianitati Orientis, ad præsens omnino deperditæ, quantocius succurrere dignemini, ut per Domini et vestræ fraternitatis eminentiam, residuas civitates vestro fulti adminiculo salvare possimus. Valete. »
« Pour l’heure, la ville de Tyr connaît un siège intolérable. Les assauts violents se succèdent jour et nuit, sans discontinuer. Si grande est la foule des Musulmans qu’ils ont couvert toute la surface de la terre, depuis Tyr jusqu’à Jérusalem et Gaza, comme des fourmis. Daignez nous porter secours de toute urgence, nous et la chrétienté d’Orient aujourd’hui presque totalement anéantie, afin que, par le pouvoir suprême du Seigneur et de votre esprit de fraternité, nous puissions, soutenus par l’apport de votre soutien, sauver les cités qui restent. »
C’est ce paragraphe, nous l’avons vu, qui a permis de serrer au plus près la datation de la Lettre de Terric. Hormis cette indication cruciale, le texte est tout en grandiloquence, péroraison qui nous ramène au niveau oratoire de l’exorde.
La seconde lettre de Terric
Il existe une seconde lettre de Terric, adressée, celle-ci, au roi d’Angleterre Henry II, dont voici la traduction d’après la texte latin publié dans le vol. 17 du Recueil des Historiens des Gaules :
« A mon très cher seigneur Henri, par la grâce de Dieu roi d’Angleterre, duc de Normandie et d’Aquitaine et comte d’Anjou, frère Terric, naguère grand précepteur de la maison du Temple de Jérusalem, salut en celui qui donne le salut aux rois.
Sachez que Jérusalem et la citadelle de David sont retournées à Saladin. Les Syriens en ont la garde jusqu’au quatrième jour après la Saint-Michel et Saladin lui-même a autorisé dix parmi les frères de l’Hôpital de demeurer dans leur maison pendant un an pour y veiller sur les malades. Les frères de l’Hôpital de Belvoir résistent encore avec succès aux Sarrasins. Ils se sont déjà emparés de deux de leurs caravanes. L’une d’elles contenait toutes les armes, les outils et les victuailles qui se trouvaient au château de La Fève détruit par les Sarrasins : ils ont regagné tout cela hardiment. Résistent aussi jusqu’à présent à Saladin le Krak de Montréal, Montréal, Safed du Temple, le Krak des Hospitaliers, Margat, Château-Blanc, la terre de Tripoli et celle d’Antioche. Jérusalem une fois prise, Saladin a fait déposer la croix du temple du Seigneur et l’a fait porter deux jours durant dans la cité tandis qu’on la fouettait aux yeux de tous. Ensuite il a fait purifier le temple du Seigneur24 avec de l’eau de rose, intérieur, extérieur et de bas en haut, avant de faire acclamer sa loi depuis le sommet aux quatre points cardinaux par une extraordinaire ovation. De la Saint-Martin à la Circoncision du Seigneur, il a fait le siège de la cité de Tyr avec trente pierriers qui lançaient des pierres contre elle jour et nuit sans discontinuer. La veille de la Saint-Sylvestre, le seigneur marquis Conrad a disposé des chevaliers et des hommes de troupe le long des murs de la ville et il a engagé 70 galées armées et 10 autres navires, avec l’aide de la maison de l’Hôpital et des frères du Temple, contre les galées de Saladin. Il s’en est emparé, en a gardé 11, a fait prisonnier le grand amiral d’Alexandrie et 8 autres amiraux. Une foule de Sarrasins a été massacrée. Les autres galées de Saladin qui avaient échappé aux mains des Chrétiens s’étaient repliées sur Saladin et son armée. Ce dernier lui-même les fit haler sur la plage puis il y fit mettre le feu pour les réduire en cendre et en poussière. Bouleversé par un excès de douleur, il fit couper les oreilles et la queue de son propre cheval avant de le monter et de parcourir les rangs de l’armée devant les yeux de tous »
Cette lettre, manifestement postérieure à la précédente puisque L’auteur s’y présente en tant qu’ancien grand précepteur de Jérusalem. Elle n’a donc pu être écrite qu’après juin 1188, date à laquelle Gérard de Ridefort reprit ses fonctions, libérant ainsi Terric de ses obligations.
Un certain nombre de faits y sont mentionnés, qui nous permettent de cerner l’époque de son envoi. La lettre s’ouvre sur la chute de Jérusalem, dont la reddition eut lieu le 2 octobre 1187 (que nous considérerons donc comme notre terminus a quo), à la suite de quoi Saladin repartit en campagne contre les forteresses qui résistaient encore et dont Terric donne les noms. Saladin renoncera à Margat, au Chastel Blanc et au Krak des Hospitaliers. On sait que le Krak de Montréal ne tomba qu’au printemps 1189, que Belvoir avait été abandonné le 5 janvier de la même année, mais que le château de Safed fut rendu dès novembre 1188. A l’heure où Terric écrit sa lettre, Safed résiste encore, ce qui nous conduit à considérer cette date comme notre terminus ad quem.
La seconde moitié de la lettre est consacrée au siège de Tyr qui s’acheva le 2 janvier 1188 par la déroute de l’armée de Saladin et la victoire des Francs sauvés in extremis par l’arrivée de Conrad de Montferrat. La lettre de Terric est donc postérieure à cet exploit.
Terric a donc envoyé sa lettre au roi Henry II d’Angleterre entre janvier et novembre 1188, à une époque où on ignore quelle fonction officielle il tenait mais où, visiblement, il n’était pas dépourvu d’influence.
Les répercussions
Terric ne fut pas le seul à alerter les puissants d’Occident sur la situation alarmante de la Terre Sainte, mais ses interventions contribuèrent sans nul doute à provoquer le réveil de l’Occident. Dès le 29 octobre 1187, avant même d’avoir pu être informé de la chute de Jérusalem, le Pape Grégoire VIII fulminait la bulle Audita tremendi. En mars 1188, lors d’un concile tenu à Paris, Philippe-Auguste fit instituer un impôt exceptionnel et obligatoire même pour les ecclésiastiques, la dîme saladine, pour réunir de quoi financer une nouvelle croisade. Henry II suivit son exemple. La levée de cet impôt fut suspendue l’année suivante en raison des troubles qu’elle suscitait.
Frédéric Barberousse quitta Ratisbonne en mai 1189. Le décès d’Henry II d’Angleterre, le 6 juillet 1189, ayant retardé le départ de Richard Cœur de Lion, celui-ci ne partira, de concert avec Philippe-Auguste, qu’au tout début juillet 1190. Prenant des chemins différents, ils se rejoignirent en Sicile d’où ils ne repartirent, toujours séparément, qu’au printemps 1191. Philippe arriva devant Acre le 20 avril, suivi bientôt par Richard Cœur de Lion. La ville, alors tenue par les Musulmans, est assiégée. Le 12 juillet, Acre est reconquise. Quelques semaines plus tard, Philippe-Auguste repart pour la France. Richard décide de poursuivre la reconquête et suit le littoral en direction d’Ascalon, qui tombe à a fin du mois de septembre. La route de Jérusalem est ouverte mais Richard, au grand mécontentement de ses barons qui ne comprennent pas ses hésitations, va finalement renoncer sous les murs de la ville. Entre temps, il a reçu d’Angleterre des nouvelles préoccupantes : la révolte de Jean sans Terre. Il quitte la Palestine au début du mois d’octobre 1192.
Grâce à cette troisième croisade, les Etats Latins, s’ils n’ont pu regagner Jérusalem, ont obtenu un sursis qui durera un siècle, jusqu’à la prise d’Acre en 1291.
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Forme peu usitée pour : Templiers ou maisons de Templiers. ↩
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quot et quanti : formule oratoire typiquement cicéronienne signifiant : combien, et de quelle valeur… ! ↩
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12.000 hommes, selon les chroniques arabes. ↩
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Pour inceperunt. ↩
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La Vraie Croix avait été apportée par l’évêque d’Acre au nom du patriarche Héraclius pour ranimer la foi des Croisés. ↩
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Livre des Deux Jardins I p. 277 sqq. ↩
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Ce siquidem placé entre dominus et Balianus est surprenant. Il est difficille de considérer qu’il induit une notion d’éventualité quant à la fuite du seul Balian d’Ibelin, car tous les chroniqueurs confirment ce fait. L’édition des Gesta et celle des Historiens des Gaules ont supprimé ce dominus siquidem pour le remplacer par un dominusque beaucoup plus logique. Nous avons choisi cette lecture pour notre traduction tout en conservant, par souci de rigueur, l’éventualité entre parenthèses. ↩
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Balian II d’Ibelin (Ernoul p. 149). Il regroupa les survivants de Séphorie, rameuta ceux de Naplouse et se rendit à Tibériade avec Renaud de Sidon pour y rencontrer Raymond III (de Tripoli) au nom du roi. ↩
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Purent s’enfuir en effet : Balian d’Ibelin, Renaud de Sidon, Raymond de Tripoli, Jocelin III de Courtenay (bailli d’Acre) et peut-être Raymond d’Antioche. Ils allèrent jusqu’à Tyr. ↩
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en proie à une fureur bacchique, furieux, enragés, en délire. ↩
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Capitulation d’Acre, 10 juillet 1187. ↩
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Ibn-al-Athir en dénombre 200, in F. Gabrielli, Chroniques arabes des Croisades, éd. Sindbad 1977, p. 152. Les chroniqueurs syriaques en comptent, quant à eux, 300, in Ephrem –Isa Yousif, Les Syriaques racontent les Croisades, éd. L’Harmattan 2006, p. 225. ↩
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Benedict Pictet : Histoire de l’Eglise et du Monde, Amsterdam 1732, vol. 3 p. 284. ↩
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ibid. ↩
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ibid. p. 303. ↩
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Gérard de Ridefort était entré dans l’Ordre fin 1184 à la mort d’Arnaud de Torroge survenue après une courte maladie. ↩
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En réalité, c’est Eudes de Vendôme qui semble avoir été le précepteur de la maison de Jérusalem en 1187. Mansuet pense que c’est Jean de Terric qui était grand maître en 1187. Il aurait succédé à Arnaud de Torroge. ↩
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C’est en particulier la thèse développée dans l’Histoire critique et apologétique des chevaliers de l’Ordre du Temple de Jérusalem, dits Templiers de Claude Mansuet Jeune, publiée à Paris en 1789, ainsi que dans l’ouvrage de H. de Barrau intitulé Ordres équestres : documents sur les ordres du Temple et de St-Jean-de-Jérusalem en Rouergue, Rodez 1861. ↩
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E-G. Rey : Les familles d’Outre-Mer de du Cange, Paris 1869, p. 881. ↩
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Kfar Hitim ↩
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Tsipori ↩
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Albert Champdor : Saladin, prince d’Orient, in La Nouvelle Revue, Paris 1938. ↩
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Jochen Burgtorf, The central convent of Hospitallers and Templars, Brill 2008, p. 74. ↩
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Qubbat-al-Sakhra, le Dôme du Rocher. ↩