Une donation à condition
Nous sommes en 1146. Saint Bernard vient enfin de convaincre l’Eglise et les princes de la nécessité de relancer la croisade. Depuis la prise d’Edesse par l’Atabeg Zengi, deux ans plus tôt, le désir de revanche ne fait que croître et l’abbé de Clairvaux va, avec l’éloquence qui est la sienne, enflammer la mèche qui ne demande qu’à brûler. Ce sera la deuxième croisade.
La croisade germanique, sous la conduite de Conrad III, prêchée à Spire par Saint Bernard fin 1146, part dès la fin mai1147. Son armée sera décimée cinq mois plustard, écrasée par les Turcs au désastre de Dorylée. La croisade française, sous la conduite du roi Louis VII, part un mois plus tard, en juin. Après bien des péripéties et bien souvent grâce à l'aide des chevaliers du Temple, elle ne parviendra à Jérusalem qu'à la mi-avril 1148. Mais les uns et les autres se font de la croisade une idée bien différente et les heurts sont inévitables, parfois violents. L'aventure, extraordinairement difficile sur le plan militaire comme au niveau interne, se soldera par un échec.
Nous ne savons pas si la lettre ci-dessous date du lendemain du discours de Vézelay, fin mars, ou de celui de Spire, fin décembre, mais, que ce soit l’un ou l’autre, le témoignage reste le même.
Enthousiasme ne veut pas dire aveuglement
Les hommes s’engagent en masse, conscients naturellement des risques de l’entreprise. Beaucoup donnent leurs biens purement et simplement, soit dans l’enthousiasme, soit dans le désir de se donner totalement à Dieu, soit dans la conviction qu’ils ne reviendront pas. Parfois, ces hommes emmènent dans l’aventure toute leur famille qui se disperse en même temps qu’eux dans différents ordres ou congrégations. Le plus souvent, conscients de leurs devoirs, ils essaient de donner à l’un sans léser l’autre et partagent ainsi leurs biens entre Dieu et leur famille. L’acte qui va suivre est peu courant : les frères Gérard et Garin de Bouzainville vont « confier » leurs biens à Dieu et aux Templiers. La perspective est d’un réalisme cru : s’ils meurent, c’est pour Dieu, s’ils survivent c’est pour eux. La notion de donation au Moyen-Age est infiniment plus complexe qu’elle ne l’est aujourd’hui. On donne alors contre argent, contre rente, contre service, contre paiement en nature, et cela s’appelle malgré tout une donation. Ce type de donation est cependant rare et mérite d’être connu en ce qu’il témoigne de ce souci qu’on dirait aujourd’hui existentiel que représentaient les incertitudes de tous ordres du voyage jusqu’en Terre Sainte et de la Croisade elle-même. Enthousiasme ne signifie pas aveuglement. Les termes de l’accord ci-dessous en témoignent.
Qu’il soit connu de tous les fidèles qu’en ce temps où l’abbé Bernard de Clairvaux prêche l’armée du Christ, sous l’empereur Conrad∗, les frères de Bouzainville∗, à savoir Gérard et son frère Garin, ont confié leur alleu de Rispo au Seigneur et aux chevaliers de la Maison du Temple de Jérusalem. Si l’un d’eux ou les deux reviennent, ils recouvreront leur alleu ; si l’un d’eux ou les deux ne reviennent pas, ils en ont fait donation, en présence des témoins suivants : Maherus∗, duc ; Hugues∗, comte de Vaudémont, et ses fils, Gérard et Hugues ; Gautier de Spinole et son fils Gautier ; Rodolphe et son fils ; Albert Pretesil ; Thierry Noneville et son frère Ulrich, Richard de Chamecons, Guyard Raborville, Renaud d’Amberticourt, Renard de La Ferté et son fils Guillaume, Ulrich de Tilly, Arnulphe de Saint-Firmin∗.
∗ Il s’agit du célèbre discours de Vézelay (31 mars 1146) ou de celui de Spire en Rhénanie (fin décembre de la même année) qui relancèrent la croisade en réveillant l’enthousiasme des Français et des Allemands.
∗ Bouzainville, en Meurthe-et-Moselle, près de Vaudémont.
∗ Maherus (ou Matthieu), duc de Lorraine
∗ Hugues 1er, comte de Vaudémont (1118-1165) ; son fils Gérard lui succèdera jusqu’à sa mort en 1188.
∗ Saint-Firmin en Meurthe-et-Moselle, près de Vaudémont.