Une donatrice prête à déshériter ses enfants
L’histoire se passe dans un village de la haute vallée de l’Orb : Frangoliano, en français Frangouille. Curieux nom, issu sans nul doute de l'occitan. Franjo, c'est la frange, un terrain situé en bordure ou une bande de terre longue et étroite. Peut-être doit-on y voir plus simplement un dérivé de franqueso, la franchise, c'est-à-dire un domaine franc. C’est le début de l’année 1143 : la nécessité d’une seconde croisade se fait de plus en plus ressentir. L’appel de Vézelay, par le verbe enflammé de l’abbé de Clairvaux, résonnera dans les consciences quelques années seulement plus tard, en 1146, provoquant le départ de la nouvelle croisade. L’Ordre du Temple, quant à lui, n’a que quinze années d’existence officielle mais il est déjà favorablement connu pour son action en Terre Sainte et bien installé dans la ville voisine de Pezenas : c’est sans doute ce qui explique la curieuse donation de la dame de Frangouille.
Donné, c’est donné !
La charte est assez brève mais plutôt embrouillée, d’une écriture laborieuse où latin et occitan s’enchevêtrent, où les mots sont écrits « à l’oreille », où les noms propres se mélangent au point qu’on ne parvient pas à distinguer le nombre exact d’enfants de cette famille. Elle, c’est Bérangère, dame de Frangouille, l’auteur de la charte. Son mari, c’est Ros. Ses enfants : Guibert, Bompar, Deusde et Guillaume. Mais Ros est aussi compté au nombre des enfants alors qu’un certain « Monalos » (lu aussi « e mon alo »…) s’insinue une fois au milieu de la fratrie… Impossible, a priori, de démêler l’écheveau, mais peu importe, en réalité, car le véritable intérêt de cette charte du milieu du 12ème siècle réside ailleurs.
Bérangère de Frangouille possède des biens, en particulier sur la paroisse Sainte-Marie. Ces biens lui apprtiennent en propre et elle décide, en personne avisée, de faire ses affaires pour que tout soit bien clair à son décès, car elle sait exactement ce qu’elle veut et n’acceptera aucune contestation, fût-ce de la part de ses propres enfants ! Elle avait en effet de quoi s’inquiéter, ayant partagé ses biens entre ses fils et les chevaliers du Temple. En maîtresse femme, elle a donc, ni plus ni moins, menacé officiellement de les déhériter si ses fils s’avisaient de ne pas respecter sa volonté…
En bonne morale, donné, c’est donné ; reprendre, c’est s’exposer à se faire déshériter !
Au nom du Seigneur, moi, Bérengère de Frangoliano, mère de Guibert, de Ros, de Bompar et de Deusde, je laisse pour bonne mémoire après ma mort et pour héritage de mon âme tout ce que je possède ou possèderai en la paroisse de Sainte-Marie de Frangoliano au Seigneur Dieu et aux chevaliers du Temple. Mais tout d’abord à l’attention de mes enfants susnommés qui sont là et qui sont fils de Ros, à Guillaume et Monalos, j’ai pris des dispositions pour que, si toi, Guibert, ou Bompar, ou Deusde ou Guillaume, les fils de Ros, aviez l’intention de passer outre cette susdite donation au Seigneur Dieu et aux chevaliers du Temple, vous n’ayez pas votre part d’héritage prévue ni rien de ce qui va avec. Vous, mes fils conservez [donc] vos biens par amour du Temple et en frères.
Bérengère a demandé qu’on écrive cette charte, elle l’a entérinée de sa main et a demandé à des témoins de la confirmer.
Sceau de Guillaume Porcel, prêtre
Sceau de Gerald Sigier
Sceau de Guibert de Boschet.
Charte faite au mois de janvier, férie VII, lune VIII, l’an de l’incarnation du Seigneur 1143, sous le règne de Louis, roi de France.
Guillaume, prêtre, rédacteur.
La donation en version originale
La charte est déposée dans le fonds de Malte des Archives départementales de l’Hérault sous la cote H 1, acte 7.
La transcription de la totalité du fonds a été faite et mise en ligne sous l’égide du CNRS (FRAMESPA, Université Toulouse-Le Mirail). On la trouvera à l’adresse suivante :
http://w3.framespa.univ-tlse2.fr/malte/maltereponse-simple.php
La charte H 1/7 avait déjà été transcrite par le Marquis d’Albon dans son Cartulaire sous le n° 322 (p. 209). La transcription est légèrement différente de celle du CNRS, mais les varitations n’apportent hélas ! aucun éclaircissement sur les points difficultueux de ce texte curieux, mélange savoureux de latin pseudo-juridique et d’occitan.
In nomine domini. Ego Berengaria de Frangoliano mater de Guitbert et de Ros et de Bompar et de Deusde lais per bona memoria adais de ma mort e per eretat de m’anima totum quod ego habeo ni abere debeo en la parroquia de Sancta Maria de Frangoliano a domino Deo et milites Templi e in primas1 infantibus meis suprascriptis que ibi sunt et filii Ros, Willelmo e Monalo2, in tali vero racione oc fatio quod3 si tu, Guitbert, o Bompar o Deusde o Willelmus filii de Ros vultis traspassare ista laissa suprascripta a domino Deo et milites Templi, vos non abeatis partem in ereditate ista suprascripta ne quantum ibi pertinet, et vos filii mei habeatis possessiones vestras ad amorem Templi et fratres. Berengaria ista carta jussit scribere et manus suas firmavit et testes firmare rogavit. S. Willelmus Porcelli presbyter. S. Geraldus Sigerii. S. Guitbertus de Boschet. Facta carta ista in mense januarius4, feria VII, luna VIII, anni ab incarnacione domini M°C°XL°III°, regnante Lodoico rege in Francia. Willelmus Presbyter scripsit.
1 d’Albon : emprimas
2 d’Albon : e mon alo
3 d’Albon : qui
4 d’Albon a lu, à juste titre : januarii
Frangouille est aujourd’hui un hameau de la commune de La Tour-sur-Orb, canton de Bédarrieux dans l’Hérault. L’église Sainte-Marie existe toujours.